« Quand sais-tu qu’une œuvre est achevée ?« questionne le philosophe?
« Quand j’éprouve face à elle de l’étonnement », répond l’artiste.
(extrait d’un dialogue entre Danielle Cohen et Anselm Kiefer)
Héron métaphysique – bois et terre. Novembre 2015
« C’est en se tenant assez longtemps à la surface irisée que nous comprendrons le prix de la profondeur. »
(L’eau et les rêves, Gaston Bachelard, éd. José Corti, 1942, p.11)
Comment faire du neuf?
Une réflexion de Francis Combe (dans la revue zone sensible n°3 – octobre 2015 – Que faire de nos héritages? p16)
« A vrai dire cette question ne m’inquiète pas beaucoup… Même si le poème ne tient que par sa forme, je ne pense pas
que son renouvellement procède d’abord de la recherche forcenée d’invention formelle. Il s’agit d’abord de savoir ce que
l’on a à dire. « La poésie commence là où il y a une tendance », disait MaÏakowski. Etre moderne, ce n’est pas être à la
mode. Etre de son temps, ce n’est pas suivre l’air du temps. Pour être vraiment de son temps, il faut aussi être contre
son temps. Avoir un pied dans le passé et si possible un pied dans le futur, comme le dit le poète marocain Abdellatif
Laâbi.Se faire une conscience, une sensibilité d’individus habitant pleinement le monde d’aujourd’hui… voilà un
programme suffisant pour renouveler en permanence les thèmes et les moyens de la poésie. »
De mesure et d’épure,
chaque mot écrit en écoute met
l’infini sur la tige d’un instant,
souffle à mi-voix
source à mi-voix
eau parlante, affleurement d’une présence,
chaque syllabe que ta bouche essaime
attend que tu sois sa musique
le timbre pur qui la porte
partout, dans l’intime et l’infime
dans le désir et dans la veille
dans la germination de la lumière.
Gilles Baudry Nulle autre lampe que la voix Éditions Rougerie – 2006
« Des oiseaux au-dessus de nous, lointains, qui disentla distance, qui disent : ici est la forêt, ici le ruisseau dans la forêt, le val qui s’élève en sinuant, qui s’éloigne de nous en s’élevant ; qui disent : la beauté est bien visible, mais distante, nous sommes sa voix, son vol, et je voudrais les écouter, les suivre ; qui disent : la beauté ne t’appartient pas, mais elle te regarde et sourit.
Au dessus des forêts leur chant lointain, mais clair.
La nuit, le chant des rossignols comme une grappe d’eau. »
Philippe Jaccottet – Taches de soleil, ou d’ombre – Le bruit du temps – 2013 (extrait)
« J’ai fait alors une espèce de choix, sans rien de définitif. Comme quelqu’un qui décide d’habiter une maison, s’y attache profondément, mais se refuse à la tenir pour la seule habitation possible et sa demeure à jamais. Le plus simplement du monde : une maison où tous les travaux du jour et tous les songes de la nuit tendent à accueillir les merveilles de la vie, mais une maison fragile comme verre et promise à la destruction : « à cet asile d’un instant n’attachez pas votre cœur », chantaient, si je me souviens bien, des courtisanes dans un nö japonais. Et que cette maison ne fut pas fermée ; qu’on la quittât parfois ; et qu’une simple lampe l’éclairât, qu’un simple feu la réchauffât dans nos hivers. Oui, j’imaginais une poésie qui fût comme cette lampe pour notre cœur, sans ambitionner l’éclat des astres. Mais je voulais aussi que cet éclat restât sensible ; au-delà des vitres, à sa juste distance, comme une promesse dont l’espace se trouverait de la sorte agrandi. L’homme a besoin de cette demeure étroite, à condition qu’elle soit perméable à l’étendue. Il ne peut supporter d’être perdu, sans défense, dans l’illimité ; mais il dépérit aussi quand il ignore ou refuse l’illimité qui est au-delà du faible mur. Une histoire très simple : il ne faut pas tant d’intelligence ; de savoir ; ni même de vertus. Rien qu’une fine et juste évaluation des choses. Notre respiration est à ce prix. La poésie m’a enseigné cela. Aujourd’hui, l’illimité fait rage et beaucoup de maisons sont en ruines. Il faut d’autant plus d’attention, et que l’amour s’allie à un détachement humble et tendre. Ce pourrait être une voie. »
Philippe Jaccottet – Taches de soleil, ou d’ombre – Le bruit du temps – 2013 (extrait)
On voudrait, pour ce pas qu’il doit franchir
– si on peut parler de franchir
là où la passerelle semble interrompue
et l’autre rive prise dans la brume
ou elle-même brume, ou pire : abîme –
dans ce vent barbelé,
l’envelopper, meurtri comme il l’est , de musique…
Et ce n’est pas qu’aucune musique protège
de pareilles morsures ;
plutôt qu’elle soulève, qu’elle incline différemment
et qu’elle semble dire, quelquefois :
« où je vous porte, si vous m’écoutez,
le pire froid, la pire ombre ne sont bientôt plus
que vieilles hardes par vous oubliées
comme la peau de serpent dans les pierres après la mue,
l’inouï dont je suis l’écho répercuté
par les sombres parois grandit et gagne,
comme vous avez vu gagner le jour
sur les replis les plus profonds de la vallée… »
Philippe Jaccottet Pensées sous les nuages
« Certes tout glisse entre nos doigts. Certes nous ne pouvons rien retenir. Une seule chose cependant est en notre possession, une chose qui n’est pas rien : l’instant. L’instant de vraie vie comme en ce moment. Cela nous en sommes aussi certains que nous le sommes de notre mort un jour. A côté de la certitude de la mort, il y a en nous cette certitude d’être des maîtres de l’instant.
L’instant n’est pas synonyme du présent : le présent n’est qu’un chaînon de notre vie ordinaire dans l’ordre chronologique ; l’instant, lui, constitue un moment saillant dans le déroulement de notre existence, une haute vague au-dessus des remous du temps. De manière fulgurante, au sein de notre conscience, l’instant cristallise nos vécus du passé et nos rêves du futur en une île surgie de la mer anonyme, une île soudain éclairée par un intense faisceau de lumière. L’instant est une instance de l’être où notre incessante quête rencontre soudainement un écho, où tout semble se donner d’un coup, une fois pour toutes. C’est une telle expérience privilégiée que traduit l’expression paradoxale « instant d’éternité ». Ainsi parlait Nietzsche, que cite le poète J. Mambrino : « admettons que nous disions « oui » à un seul et unique moment, nous aurions ainsi dit « oui » non seulement à nous-même mais à tout ce qui existe. Car rien n’est isolé, ni en nous ni dans les choses, et si même une seule fois la joie a fait retentir notre âme, toutes les éternités étaient nécessaires pour créer les conditions de ce seul moment, et toute l’éternité a été approuvée, justifiée dans cet instant unique où nous avons dit « oui ». Nous sentons, confusément mais profondément convaincus, que l’instant tel que nous venons de l’évoquer s’apparente, par sa saveur de plénitude, à ce que doit être l’éternité. (…)
Sur les chemins de l’existence, nous nous heurtons à deux mystères fondamentaux, celui de la beauté et celui du mal. La beauté est mystère parce que l’univers n’était pas obligé d’être beau. Or il se trouve qu’il l’est, et cela semble trahir un désir, un appel, une intentionnalité cachée qui ne peut laisser personne indifférent. Le mal est mystère également. Si le mal se présentait à nous sous la seule forme de quelques défauts ou ratages, dus à la difficile marche de la vie, nous l’aurions plus ou moins accepté. Mais chez les hommes, il atteint un degré si radical qu’il frise l’absolu : quand l’ingéniosité humaine est au service du mal, sa cruauté ne connaît pas de limite. (…)
Même si nous ne savons comment l’interpréter, cela est un fait : le monde est beau et sa beauté habite le moindre de ses recoins, un ruisseau chantonnant parmi les iris, un oranger au milieu d’une cour, comme elle apparaît dans les grandes entités tels que les glaciers, les déserts, les montagnes, la mer, la prairie ondulant sous la brise, le ciel frémissant d’étoiles… Et puis il y a tout ce qui relève de l’intervalle, de l’interstice, de l’entrecroisement, de la rencontre : une libellule qui s’attarde sur un roseau tremblant, un lézard qui sillonne un rocher couvert de lichen, un rayon du couchant révélant un pan de mur suranné, et chez les humains, parfois, un échange de regards plus fulgurant que la foudre… Aussi fascinante qu’intrigante, cette beauté semble nous faire signe pour nous dire que l’univers est désirable et signifiant. Grâce à elle, la nature s’impose à nous non en figure anonyme mais comme une présence. Du coup, chacun de nous, tendant vers la beauté, voit son unicité transformée également en présence. (…)
Le corps est à la base de tout, et la création artistique commence par le contact charnel avec le monde. Plus qu’un contact, c’est d’une véritable interaction qu’il s’agit, entre le monde intérieur de l’artiste et tout ce que le monde extérieur peut lui offrir de substances et d’inspirations. Dans cette interaction, l’esprit est déjà au travail, car il y a là un « faire » éminemment conscient impliquant la maîtrise technique, ainsi que la compréhension des thèmes à traiter. Mais en dernier ressort, c’est une vision intime, profonde, toute personnelle que l’artiste doit s’efforcer d’atteindre. (…) Toute œuvre d’art, en son état le plus élevé, est résonance d’âme à âme avec les autres et avec l’Etre. C’est la manière pour chaque créateur de dépasser l’espace-temps, de transcender la séparation et la mort. Il vise non la communication mais la communion. »
François Cheng – Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie – Albin Michel – 2013 (extraits)
Par delà la forêt
dort peut-être un étang
Ou une plage errante
au gré de hautes vagues
Ce sentier constellé
tu le prolongeras
Malgré vents et rosées
enfant de ma mémoire
De ce côté l’automne
a enfoui son secret
En toi le temps s’envole
fou d’appels d’oies sauvages
François Cheng Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie
Véronique Arnault peintre plasticienne Rambouillet